Olivier Bernheim – Avocat au barreau de Paris – 29 Novembre 2021
Le suicide d’une jeune magistrate, le 23 août 2021, un vrai drame, a conduit à une tribune (« Le Monde » du 25 novembre 2021), de refus d’une forme de terrorisme statistique, et « d’une justice qui n’écoute pas », dont il est dit qu’elle a été signée par plus de la moitié du corps.
Une première.
Ils écrivent faire « le même constat que les justiciables », ce qui est fort hardi.
Leur conscience réveillée les amène à souligner que… « nous sommes finalement confrontés à un dilemme intenable : juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables ».
La révélation, belle comme l’Antique, n’est pas où ils la mettent.
L’aveu, au spontanéisme calculé, est malheureusement inadapté : ce qui leur est légitimement reproché, mais qu’ils ne veulent évidemment pas voir, et moins encore dire, est une bien plus terrible réalité. Parce qu’elle est dérangeante : ils jugent mal, et dans des délais inacceptables. Un comble mais, à l’inverse de ce que veulent voir les magistrats, parfaitement bien analysé par les justiciables, et d’autres.
L’insuffisance du nombre de juges, la faiblesse endémique des moyens et du budget, l’hyperinflation des textes qui fait du droit un désert de sables mouvants, la complexification abusive des règles de procédure, le développement économique, la hausse du niveau de connaissance ou d’exigence de la population, la multiplication appuyée des cas où l’on n’entend ni les parties, ni leurs conseils, l’imperméabilité au dialogue, une forme de politique judiciaire, non dite, voire niée, de confirmation, une « gestion » qui n’en est pas une, une considération modérée de l’autre, une approche souvent détachée des faits, et la liste n’est pas close, sont les causes cumulées, malgré l’implication de beaucoup, et la qualité de certains, de cette faillite : le résultat est là, ils jugent à la fois mal (certes, pas à chaque fois) et trop lentement. Une forme de cumul idéal, qui débouche sur une défiance majeure, que le déni assourdissant de leur protestation rend plus aigüe encore, même si ce n’est pas politiquement correct de l’écrire.
Il est rare que les juges prennent la parole. Est-il si fréquent qu’ils l’écoutent ?
L’affirmation d’un dilemme, qu’ils dénoncent, est simplement un leurre négationniste, dans une bien-pensance trop traditionnelle, représentative de l’Administration généralement considérée, qui permet de se dédouaner à bon compte lorsqu’arrive une vague.
L’immunité surprenante de l’institution, et de ceux qui la personnifient, réside dans ce qui reste de la sainte trouille des Français devant l’Etat, et l’action quotidienne des avocats de faire, quoi qu’ils en aient, quand même tenir la machine. L’étonnant est que la violence sociale et sociétale, en expansion, n’ait pas débouché, jusqu’ici, sur des agressions multipliées de magistrats.
Pour un suicide de magistrat, infiniment regrettable, combien de victimes silencieuses d’erreurs de jugements (analyses ou délais), et ne parlons pas d’erreurs judiciaires ? Le concours dans l’erreur n’est pas de saison.
La tribune, si magistralement populaire, revendique fortement, à mots couverts, un dialogue direct entre magistrats et justiciables, dans une volonté affichée de colloque singulier. Affichée. Dans la réalité, il est pourtant refusé par tant de juges, qui ne cherchent rien tant que de ne pas être pollués par ces mêmes justiciables, parfois moins encore par leurs avocats. L’on a connu ce beau discours syndical qui voulait évincer du prétoire l’avocat, écran et obstacle néfaste entre le justiciable et son juge, pourtant sous-tendu par une volonté, très inexprimée, mais réelle, de ne pas être submergé par les digressions dévoreuses de temps et inutiles de ces mêmes justiciables.
Dans cette quête affichée d’un dialogue véritable avec le justiciable, il n’aura échappé à personne que l’avocat n’existe pas. Oubli subliminal, mais tellement révélateur de la volonté d’éloignement de l’interlocuteur naturel du juge, reconnu dans tous les systèmes démocratiques.
Nul ne l’a relevé !
Que la tribune du Tribunal exprime un mal-être est évident.
Qu’en matière « civile », la qualité, qui faisait l’honneur de la justice en FRANCE, ait disparu, est une triste certitude.
Qu’une prétendue cadence infernale imposée soit la cause de tout le mal est à la fois bien trop réducteur et plutôt démagogique. Car il ne faut pas parler des récupérations sous forme de semaines de congés.
Qu’une remise à plat soit indispensable relève de l’impératif.
Ne voit-on pas, spécialement au civil, des audiences de procédure interminables, souvent déjà commencées avec retard, des appels des causes s’éternisant devant un large public à qui l’on fait perdre son temps pour, ensuite, voir le juge limiter l’examen du fond, puis les explications à quelques observations très parcimonieusement minutées, lorsque la forte pression n’oriente pas vers un dépôt de dossier, manifestement ardemment souhaité ?
Même lorsque la plaidoirie se réduit à une paraphrase condensée des conclusions, ou à des mots peu en rapport avec un dossier inconnu de celui qui le plaide, ce qui est une offense au juge, ou que le justiciable se perd dans les dédales de considérations sans intérêt, cela ne se justifie pas.
Le constat est simple : au civil (terme global retenu par opposition au pénal), le juge, parce qu’il n’écoute pas, parce qu’il ne lit pas les pièces, soupèse mal, rechigne à trancher net, pousse à l’accord, ou survole les pièces à très haute altitude et vitesse hypersonique.
Le choix politique, fait de longue main, depuis plus de 50 ans, de budgets plus qu’étriqués, a conduit à cette impasse.
Le temps de remettre tout à plat, et de prendre les mesures budgétaires qu’impose le besoin d’une justice démocratique est venu.
Les deux derniers budgets (2021 et 2022) indiquent seulement, enfin, la voie à suivre, le sens de la pente.
C’est bien d’une révolution budgétaire, mais aussi, sinon surtout, intellectuelle, dont l’institution a besoin.
Olivier BERNHEIM
29 novembre 2021
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