Maître Olivier BERNHEIM, Avocat au Barreau de Paris
Le 30 Avril 2020
Notre système judiciaire est fondé sur quelques principes qui, pour anciens qu’ils soient, restent d’actualité.
Le double degré de juridiction fait partie de ces fondements, car la conscience que le juge peut se tromper, ou que le problème lui a été mal exposé, n’a jamais échappé au législateur, même si le juge lui-même n’en a pas toujours une idée assez précise.
La collégialité en est le deuxième pied, essentiel pour échapper aux penchants d’un seul par une réflexion fructueuse menée à trois.
Le contrôle de l’application de la règle de droit par la Cour de Cassation en constitue le troisième pilier, car le juge peut même se fourvoyer sur l’application de la règle de droit. Cela conduit à une certaine humilité chez les grands magistrats.
Voilà la vérité. Voilà la science juridique, désormais affichée dans la théorie des manuels de droit.
Voilà pour une époque où le temps n’était pas ce qu’il est devenu, bien que la machine judiciaire soit demeurée très imperméable à son accélération : manifestement, dans la plupart des cas, le facteur temps reste à peu près aussi familier au juge qu’une brosse à dents pour une poule.
De multiples paramètres conjugués ont conduit à une explosion des flux judiciaires : développement économique, hausse du niveau moyen de la population, multiplication des échanges, complexification dantesque des lois, exigence de justice plus aigüe, jurisprudence plus aléatoire, sens plus pointu de la revendication, la liste ne peut être limitative, et chacun pourra ajouter sa pierre à cette énumération incomplète.
Le nombre de magistrats, lui, est demeuré à peu près stable face à l’inflation des lois, des procédures et à l’évolution générale.
Le budget restant très contraint, avec l’action de la Chancellerie et l’appui discret, mais efficace de la Cour de Cassation, des moyens (tout sauf financiers) ont progressivement été mis en place pour traiter le problème. Non par le recrutement de juges, mais par l’organisation progressive du tarissement des flux par des astuces procédurales de plus en plus raffinées.
En fait, dans un premier mouvement, le principe de collégialité a discrètement volé en éclat avec la multiplication des formations à juge unique, et la manière insidieuse de les imposer.
Un malheur ne venant jamais seul, comme cela ne suffisait évidemment pas, pour une fois l’exemple est venu d’en haut.
La Cour de Cassation s’est secrètement un peu détachée du droit et, menant une politique judiciaire, ce qu’il n’est pas politiquement correct d’exprimer, a obtenu le vote de dispositions de plus en plus strictes permettant d’évacuer un maximum de pourvois sans avoir à les examiner. Ces filtres élaborés, sans particules fines, ont accompagné cette politique discrète et subtile tendant à permettre le rejet d’un maximum de pourvois, permettant d’afficher des statistiques presque flatteuses.
Une forme de douce politique appuyée du rejet s’ajoutant à ces voies de garage, cela finit par produire la dissuasion d’introduire des pourvois.
L’obligation de justifier de l’exécution préalable des arrêts critiqués, qui est une excellente mesure, a entraîné aussi une incitation puissante à renoncer à certains pourvois purement dilatoires.
Cette politique judiciaire, qu’il est peu convenable d’évoquer, porte un beau coup de canif dans le bel édifice, de plus en plus théorique de la Justice, en faisant passer le droit et son application scrupuleuse au second plan, sauf à en faire la cinquième roue d’un carrosse de plus en plus bringuebalant.
Mais, comme cela ne suffit pas, en montant dans les tours, l’on est descendu dans les étages.
A la suite de la Cour de cassation, la procédure d’appel a été transformée en une sorte de course de haies particulièrement raffinée, avec installation de miradors à mitrailleuse automatique à chacun des obstacles multipliés, dans le but plus ou moins avoué de flinguer un maximum de procédures avant leur aboutissement. Les décrets « Magendie » n’ont pas été conçus autrement.
La belle procédure nouvelle d’appel, de plus en plus administrative, tend ainsi à évacuer l’avocat et la cause de l’audience, devenue une sorte d’incongruité monstrueuse dans une procédure dite écrite pour un juge dont l’on peut sérieusement douter qu’il la lise toujours, et dont l’on peut se persuader qu’il regarde les pièces d’un œil d’autant plus distrait qu’il sait avoir nécessairement tout compris sans qu’on lui explique quoi que ce soit, pour pouvoir rendre une décision devenue parfois si étrangère aux faits, qu’elle en devient incompréhensible, pédagogie moderne oblige.
Mais cela ne suffisait pas.
Et l’on a trouvé beaucoup mieux : faire rendre le service public de la Justice jusque-là gratuit (juges, greffiers et appariteurs sont payés par l’Etat) payant pour les usagers. Sous des noms colorés, la médiation, la procédure participative, la conciliation ont connu une promotion inespérée, qui permet au juge de ne plus avoir à juger, le travail étant de plus en plus fait par les autres, qui plus est à un tarif qui n’a rien de comparable avec le coût de la Justice : on privatise low cost.
Le projet n’a-t-il pas récemment germé dans des esprits fertiles de faire prononcer les divorces par des services sociaux ? Comme s’ils n’avaient pas déjà autre chose à faire…
Aucun professionnel qui se respecte n’ignore qu’« un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès ». Et l’obligation récente de le rechercher avant le lancement d’une procédure n’a rien de bien neuf : elle n’a fait que rejoindre un usage séculaire de la profession d’avocat : la lettre préalable. La voilà devenue une étape imposée.
Alors que le besoin de Justice est plus fort qu’il n’a jamais été, que la volonté d’équité se répand, que l’exigence de droit est plus forte, dans des dédales de textes de plus en plus inextricables, l’on ne cesse de rendre le recours au juge plus encadré, plus limité, plus rare, et surtout, malgré le guichet unique, plus compliqué devant un juge toujours plus inaccessible, même aux professionnels : l’architecture du nouveau Tribunal de PARIS donne l’exemple paroxystique du bunker faussement transparent, pour mieux tromper celui qui y entre.
En opérant une confusion volontaire entre sécurité nécessaire et inaccessibilité du juge aux avocats, ne parlons pas des parties, l’on a trahi la première fonction de la Justice d’être un échange humain, humanisé, qui devrait être un lieu de dialogue avant d’être un siège mécanique de jugement prérempli.
Ce mouvement de retrait de l’humain dans la relation entre les hommes signe la faillite des concepteurs de cette approche anti-sociétale d’une justice enfin moderne au point d’être devenue non contact. Ce refus absolu d’une contamination par les avocats, ou cette volonté des juges d’un splendide isolement, étanche, dans des tours d’ivoire faussement transparentes, annoncent le creusement non d’un fossé infranchissable, mais d’un gouffre insondable avec le peuple, dont ils ne veulent rien connaître, et au nom duquel la formule dit qu’ils jugent. D’aucuns pourraient se poser des questions.
Le confinement du Covid 19 a rajouté une couche non nécessaire.
Au retard pandémique, si généralisé que la contagion de masse est un stade largement dépassé, l’on a ajouté la mise en sommeil profond, au point de faire de la Justice un malade en phase terminale, et du juge un planqué obligé, ce qui a été bien docilement accepté, et surtout respecté avec une discipline d’airain, d’une manière assez peu répandue en matière de Justice, au-delà de toute espérance : à la perfection.
Et, comme ça les démangeait très fort depuis si longtemps, sans oser se gratter, ils ont inventé enfin, certes avec l’excuse rêvée de l’urgence sanitaire, et avec quelques apparents garde-fous, heureusement amplifiés par quelques magistrats de qualité, comme Jean-Michel HAYAT, les « audiences » sans avocat. L’audience sans avocat : il fallait oser imaginer ce beau carambolage des mots. Faire de l’audience le monde du silence, quelle performance. Ils, c’est la Chancellerie. Mais derrière cet anonymat confortable et protecteur, il y a les magistrats, qui règnent en maîtres sur un ministère dont la gestion superbe est unanimement reconnue.
Là où, depuis des semaines, l’on loue à satiété, mais à raison, les soignants en première ligne, les autres (camionneurs, caissières, agriculteurs, livreurs, grossistes, détaillants, forces de sécurité, etc.) qui travaillent en deuxième ligne, leur dévouement, leur courage, là où de multiples services de l’Etat fonctionnent encore, au besoin au ralenti, la Justice, qui était déjà atteinte de léthargie, a été plongée en un sommeil profond, proche du coma, sauf pour quelques procédures publicitairement très médiatisées pour grandir cette partie faiblement émergée de l’iceberg.
L’hommage appuyé, et justifié, à ces héros du quotidien, qu’ils soient du public ou du privé, responsables, eux, inscrit dans un creux abyssal assourdissant ce qu’il est permis de penser de la justice, ou de ceux qui l’incarnent, et ont conçu l’arrêt, la haute administration de la magistrature, qui rejaillit sur ceux censés la servir.
L’insouciance de délais déjà inacceptables, un sens détaché du service public et globalement de la Justice, de son rôle essentiel dans une société développée, de sa nécessaire présence en temps de crise, n’expriment tranquillement que la morgue insupportable d’une Administration régalienne, facilement donneuse de leçons, et condamnante, qui donne un exemple magnifique du mépris invraisemblable dans lequel elle tient tout ce qui n’est pas elle-même.
La libération récente anticipée de milliers de détenus en fin de peine, pour acheter à peu de frais la paix carcérale, n’a constitué qu’un cautère sur la jambe de bois pénitentiaire : la congélation parallèle de la justice, d’abord pénale, à l’exception de la répression un peu trop tapageuse des violences intrafamiliales, qui n’est pas nécessairement justice, mais politique judiciaire, même si elle est socialement nécessaire, relève d’une décision particulièrement inappropriée : là où il aurait fallu accélérer, l’on a carrément mis à l’arrêt. Un luxe impossible.
Mais l’actualité carcérale ajoute une touche terrible à la situation : l’administration pénitentiaire est restée en activité pleine. Elle dépend du même ministère que la magistrature, qui dirige ce ministère : l’application très cynique d’une jurisprudence assumée du deux poids deux mesures, qui expose des personnels sans doute jugés « petits », que l’on n’hésite pas à laisser en place, et planque la noblesse de robe ne suscite pas vraiment l’admiration, ni même la consternation. Mais plutôt la honte et le mépris qu’un tel scandale mérite.
Lorsqu’un service, certes victime d’une lancinante sous-budgétisation chronique, est déjà, de trop longue date, fort peu performant, et l’écrire ainsi ressemble déjà à un compliment appuyé, y ajouter un arrêt quasi complet aboutit à l’occire avec une préméditation complotiste d’une manière si irresponsable qu’elle constitue une faute de gestion caractérisée particulièrement coupable, qui condamne définitivement des têtes si mal pensantes. Qu’elles tombent !
Olivier BERNHEIM 30 avril 2020
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